Silvano
Je suis allé prendre un café au bar de l’hypermarché. Valiani était assis à une table avec Gastone Vallaresso. Ils étaient trop occupés à parler pour me voir. C’était pas difficile d’imaginer leur sujet de discussion. Le commissaire était en train de reconstruire mes faits et gestes. Que je ne sois pas allé travailler les jours où le couple Siviero avait disparu avait dû le faire réfléchir. Qu’il se creuse donc les méninges. La merde recouvrait la merde, strate par strate. Jamais on les retrouverait. Ce qui me gênait le plus, c’était qu’il perde son temps avec moi pendant que des criminels cavalaient tranquillement dans les rues de la ville. Valiani avait fait son temps. Il n’était plus qu’un vieux con qui gaspillait l’argent du contribuable en attendant la retraite. Je m’attendais à ce qu’il vienne me poser d’autres questions, mais il passa devant ma boutique sans même me jeter un regard.
Il revint le lendemain.
— Monsieur Contin, avec vous on est jamais déçu, me dit-il avec un sourire faux imprimé sur le visage.
— Et pourquoi ?
— Vous êtes veuf depuis des années. Et comme beaucoup d’hommes seuls, vous fréquentez des prostituées. Mais jamais je n’aurais cru que vous seriez devenu un client fixe de Giorgia Valente.
— Une professionnelle du sexe comme beaucoup d’autres…
— Pas exactement. Le fait qu’elle soit la copine de Raffaello Beggiato la rend spéciale.
— Je peux savoir pourquoi vous enquêtez sur ma vie privée ?
— Vous n’avez pas une petite idée ?
— Non.
— Essayons de résumer les faits. Vous avez été vu à plusieurs reprises devant la blanchisserie des Siviero avec un comportement bizarre. Comme si vous les surveilliez. Et au même moment, vous vous faites remplacer au boulot, ce qui ne vous était jamais arrivé auparavant. De plus, le jour de la disparition du couple, et cela, vous me le concéderez, est plutôt singulier, vous faites soixante kilomètres pour aller dans un autre hypermarché acheter une bêche, une pioche, six toiles de plastique et trois rouleaux d’adhésif pour un total de 37,40 euros, comme le montre votre paiement par carte bancaire.
— Je vois que vous avez bien travaillé, commentai-je.
— À quoi vous a servi tout ça ?
— Ça ne vous regarde pas.
— Très mauvaise réponse. Mais il y a d’autres éléments troublants. Quelqu’un qui vous ressemble, avec une voiture pareille à la vôtre, a été vu par les voisins des Siviero. Dans leur maison, l’identité judiciaire a relevé des empreintes qui n’appartiennent pas aux propriétaires des lieux. Évidemment, ce ne sont pas les vôtres, n’est-ce pas ?
— Où vous voulez en venir ?
— Je suis persuadé que, d’une façon ou d’une autre, vous êtes impliqué dans la disparition du couple et quand je pense à la bêche et à la pioche, j’ai comme un mauvais pressentiment.
— Vous avez trop d’imagination.
— Écoutez, monsieur Contin. Je n’ai rien contre vous et, en effet, je n’ai encore rien dit ni au juge ni même à mes collègues. Je veux juste comprendre comment vous avez fait pour vous fourrer dans ce merdier.
— Il n’y a rien à comprendre. Gaspillez votre énergie sur d’autres affaires. J’imagine que c’est pas le travail qui manque.
Il secoua la tête, déçu, et s’éloigna, se mêlant à la foule des clients. J’étais sûr qu’il reviendrait. Les policiers travaillent comme ça.
Quand je rentrai chez moi, je sortis la valise de la voiture et la cachai dans la cave d’une voisine. La veuve Mandruzzato avait presque quatre-vingt-dix ans et ne sortait plus de chez elle depuis un moment. Une garde-malade roumaine la soignait, payée par ses enfants qui venaient rarement la voir. C’était un endroit sûr. Même Valiani ne songerait pas à aller y mettre son nez. D’autant plus qu’il n’y avait plus que Beggiato et moi qui connaissions l’existence de l’argent et du passeport.
Le matin suivant, je remarquai le commissaire à bord d’une voiture rangée en face de chez moi. Il ne faisait rien pour être discret. Il me suivit jusqu’à l’hypermarché. Au milieu de la matinée, j’allai prendre mon café habituel. Je crus voir Valiani dans un magasin d’articles ménagers. Alors que je regagnai mon travail, je me retournai soudainement et je vis le commissaire enfiler ma tasse, ma petite cuillère et la sous-tasse dans un sac plastique. Je souris avec admiration. Je ne m’y attendais vraiment pas. Il viendrait me voir très vite et me demanderait les raisons de la présence de mes empreintes dans la maison des Siviero.
Une émission fameuse qui s’occupait de personnes disparues consacra un reportage aussi long qu’inutile à l’affaire. Des questions et des hypothèses mais aucune réponse. Oreste et sa femme avaient disparu dans le néant. L’animatrice assura les téléspectateurs qu’ils continueraient leur enquête. J’éteignis la télé et allai me coucher. Je rêvai de Clara. Une fois, nous étions allés passer un week-end à Londres. On avait laissé Enrico chez ses grands-parents. Le premier soir, à l’hôtel, Clara était sortie de la salle de bains avec une chemise de nuit transparente. « Je veux faire l’amour toute la nuit », m’avait-elle dit en faufilant sa main sous les couvertures.
Je me réveillai en pleurs.
Je trouvai Valiani qui m’attendait, appuyé contre ma voiture. Comme d’habitude, il fumait. Moi, j’avais arrêté quand j’avais commencé le commerce des vins. La cigarette ruine le palais.
— J’ai constaté que vous ne lisez pas les journaux depuis deux jours, dit-il.
— J’en ai peut-être pas envie.
— Ou peut-être que vous en savez plus que les journalistes.
Je soupirai. Le comportement du commissaire était irritant.
— Qu’est-ce que vous voulez encore ?
— Les empreintes retrouvées dans la maison sont les vôtres, monsieur Contin. Dans la cuisine, dans le salon, dans la chambre et dans la salle de bains. Et la police scientifique a retrouvé des tâches sombres sur le plafond d’une des pièces. Le reste était propre, mais il y avait des traces de colle sur les murs, comme si quelqu’un y avait accroché des morceaux de plastique avec de l’adhésif. Les hématologues sont actuellement en train d’analyser les tâches. Il pourrait s’agir de sang. Dans ce cas, on analyserait l’ADN pour savoir s’il appartient aux Siviero.
— Je vous suis pas.
— Moi, je crois que si, en revanche. Tout comme je suis sûr que vous êtes pas content du tout d’avoir commis une erreur.
— Et laquelle ?
— Le sang au plafond.
— Encore faut-il que ce soit du sang.
— Je suis prêt à le parier. Et ça prouverait que Daniela et Oreste ont été tués dans cette pièce, et laisserait aussi supposer qu’on s’est servi d’un objet contondant ou d’une lame de haut en bas pour frapper les victimes. À plusieurs reprises et avec une extrême violence. Lorsque l’arme remontait vers le haut et se soulevait au-dessus de la tête du meurtrier, le sang giclait jusqu’au plafond.
— Théorie intéressante.
— Qui va vite devenir une certitude. L’indice classique, comme disent les vieux flics de mon genre. Il en manque encore pas mal avant qu’on puisse clore le dossier. Par exemple, le jour de leur disparition, les Siviero ont eu un comportement bizarre. Le matin, Daniela n’est pas allée à la blanchisserie. Oreste, lui, a fermé le magasin à 12 h 30 et puis plus personne ne les a vus. Et vous, monsieur Contin ? D’après ce que nous a raconté votre carte bancaire, vous avez acheté deux bouteilles de vin et une bouteille de cognac peu après 14 heures. Vous vous souvenez ce que vous avez fait avant et après ? Surtout après.
— Je suis resté chez moi.
— Seul, j’imagine.
— Erreur. J’étais avec une femme.
— Et cette femme s’appelle ?
— Ivana Stella Tessitore.
Le commissaire accusa le coup. À présent, sa théorie vacillait terriblement. Mais il n’était pas de ceux qui se rendent facilement.
— Et jusqu’à quelle heure vous êtes resté avec elle ?
— Je m’en souviens pas. Demandez-le-lui.
— Je n’y manquerai pas. Je vais vous faire une confidence, monsieur Contin. Je n’ai encore dit à personne que les empreintes de chez Siviero, c’étaient les vôtres.
— Vous dissimulez des renseignements me concernant. Pourquoi ?
— La mécanique judiciaire se mettrait en route. Vous seriez mis en examen et vous auriez toutes les chances de finir en cour d’assises. Mais le procès reposerait sur de simples indices et vous seriez acquitté. Et nous, on passerait pour des cons parce que vous avez été victime d’un crime affreux. Les journaux nous lyncheraient. Et puis, je suis pas vraiment certain de vouloir vous voir derrière les barreaux. Il y a peut-être une autre façon de régler cette histoire.
— Ah oui ?
— Vous me faites faire du souci. On dirait que cette affaire vous concerne pas. Vous êtes sûr que tout va bien ?
— Vous êtes en train de me demander si je souffre de dérangement mental ? Je suis heureux que quelqu’un se pose la question, au bout de quinze ans.